I (6) - Esbrouf et provocations (Sybille - Yasir)

Hippolyte vient de tirer sa révérence, et ce n'était pas trop tôt. Encore une fois, il s'est employé à tous les humilier les uns après les autres, à les pousser dans leurs derniers retranchements, afin de mettre en bascule leur foi profonde en leurs capacités. Il se montre davantage pédagogue et conciliant lorsqu'il les voit séparément, en cours individuels. Mais lorsqu'il s'agit de cours magistraux, et peut-être dans un souci de se montrer équitable, il s'amuse à révéler publiquement les failles de ses apprentis. Afin qu'ils en conçoivent de la honte, et qu'ils tâchent de la dissimuler.

Le maître Illusionniste a quitté grand prince l'hémicycle, dans lequel il a abandonné une pelletée de ses disciples fourbus. Yasir fait parti d'eux. Yasir figure dans les bonnes grâces d'Hippolyte pour d'obscures raisons, sans doute car il ne laisse indifférent personne dans le Bastion. Les gens tantôt adhèrent au personnage, tantôt le dénigrent copieusement, mais chacun y va de son avis concernant l'Algérien. Du haut de ses 150 ans, cela fait quelques temps déjà qu'il écume les corridors des apprentis, qu'il a ferré les caractères de tous un chacun, qu'il s'est constitué sa bande de terreurs, constitués majoritairement d'Hansel, d'Ole et de Cai-Chan, qu'il s'est en somme fait un Nom. Les plus faibles le craignent et n'hésitent pas à lui faire de petits cadeaux, à le renseigner pour s'épargner quelques violents bizutages. Pourtant malgré son omnipotence dans l'aile nordienne des apprentis, Yasir ne sait pas tout. Et Yasir convoite toujours ce qu'il n'a pas.

Lentement, l'hémicycle se vide de ses disciples, et le brouhaha des lamentations s'amenuise. Adossé au chambranle d'un des grands vantaux de l'entrée principale, l'Algérien observe de son œil brillant le flot des visages exténués. Derrière lui, ses acolytes se tiennent prêts à approuver la moindre de ses railleries. Son oeil accroche le regard de Sibylle, assise dans les stalles, qui semble absorbé par quelque pensée. Il n'hésite pas à la huer depuis sa position.

"Hey ! Sybille ! Tu m'as l'air extenuée. Pourquoi tu ne viendrais pas prendre du bon temps avec nous autres ?"

Il raille, bien sûr. Il attend qu'elle se rebiffe, comme d'habitude.

"A moins que tu ne penses à la sale trogne de ton petit-copain ? Tu es sûre qu'il est toujours dans les faveurs royales ? Moi, j'ai un gros doute."

Sybille ferme les yeux quelques secondes, laissant les derniers instants du cours avec Hyppolite s'éloigner de son esprit. Ho, qu'il peut être impitoyable. Elle sent encore ses dernières créations trembler devant ses paupières closes. Elles n'ont pas vraiment trouvées grâce aux yeux du Maitre. Moyenne, passable. Manquant de puissance à son gout. Manquant de substance. Pourtant, elle progresse, elle le sent! Ses tableaux sont de plus en plus précis, mais pas encore assez pour lui. Elle pourrait trouver consolation dans le fait qu'aucun de ses disciples n'aient vraiment reçus ses félicitations. Un compliment à peine esquissé du bout des lèvres pour Yasir. Et encore. Sybille n'est pas intéressée par la médiocrité des autres et refuse d'être jugée à leur aune. Elle n'a pas l'intention de végéter à son rang encore un siècle. Mais si elle ne trouve pas un moyen de débloquer ses mécanismes cachés, elle risque de piétiner encore quelques décennies. Inacceptable.

Elle passe ses doigts baguées d'or et d'argent dans ses mèches corbeaux, faisant tinter les petits cristaux qu'elle a mêlé à ses cheveux en début de nuit. Elle sent le départ des autres sans leur accorder de regard. La vampire redresse la nuque. Pas tous sont partis, non. Il reste encore Yasir et sa bande de petits malins. Il ne manque pas de l'appostropher. Depuis qu'il a compris qu'elle couchait avec Yasha, il ne perds pas une occasion pour lui faire part de son déplaisir. Elle se lève dans un froissement languide de tissu. Les pans de sa jupe bohème s'enroulent entre ses jambes alors qu'elle s'approche de lui. Elle lève le menton, et lui octroie une fugitive caresse le long de sa joue d'un ongle laqué d'émeraude.

-Oh Yasir, mais j'adorerais ca. Si seulement tu avais la moindre idée de ce que prendre du bon temps veux dire, bien sur!

Sa main retombe après lui avoir tapoté la joue en un mouvement aussi infantilisant qu'agacant. Il pourrait être séduisant si il ne se comportait pas comme un connard à la moindre occasion. Il y a des moments où il cesse presque d'être désagréable. Presque. Sybille prend soin de s'éloigner de quelques pas, mettant quelques distance avec le quatuor. Elle s'apprête à franchir la porte et se retourne pour ajouter d'une voix bien trop sucrée.

-Franchement ton obssession pour Yasha m'inquiète. Tu sais, tu ne devrais pas garder tous ces sentiments en toi. Qu'est ce que tu attends pour lui déclarer ta flamme, vu le temps que tu passes à penser à lui?

Quelle venimeuse aguicheuse, songe Yasir alors que la bohémienne approche. Elle se fend d'une caresse furtive, et lui d'une expression des plus crânes. Il ne se gêne pas pour la scruter sous toutes ses coutures, son oeil luisant comme s'il était certain de la posséder cette nuit. Ou une autre. Elle joue avec sa patience, lui administre une petite tape méprisante. Non sans avoir coulé un regard par-dessus son épaule, juste le temps de reccueillir les suffrages de ses sous-fifres, Yasir lui agrippe rudement le poignet. Dans son dos, il sent ses camarades s'esclaffer, se réjouir de la petite confrontation qu'il leur offre sur un plateau. Car ils raffolent de cela, et il le sait pertinemment. De tout temps, sa grande gueule a toujours assis sa notoriété. En bien ou en mal, tant qu'on parle de lui, l'Algérien a gagné.

- On doit pas avoir la même définition que celle de prendre du bon temps, Sybille. Parce que les grands échalas à la gueule de travers, très peu pour moi... Enfin, tu as le droit d'aimer les trucs tordus.

Derrière lui s'élève une bordée de ricanements. Un véritable carburant, qui lui donne du coeur à l'ouvrage. Il ne compte pas s'arrêter en si bon chemin. De son bras musculeux, il lève le petit poignet de sa comparse, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus que le bout de ses pieds pour toucher terre. Il pourrait la faire tourner sur elle-même, s'il le voulait.

- J'ai de quoi le détester. Je suis sûr que tu es partie fricoter avec lui, juste pour m'insupporter moi. Pourquoi être tombée si bas ? Nous aurions pu en discuter... avant que tu commettes l'irréparable. Maintenant, tout le QG est au courant. Qu'est ce qu'on pourrait bien faire pour sauver ta réputation ?

Evidemment, il surjoue. Pour le plaisir de ses spectateurs. S'attendant à ce qu'elle lui donne la réplique.

Il lui dédie un regard des plus direct, un regard qui indique sans ambage qu'il la verrait bien plus à l'horizontale dans son lit qu'à tout autre endroit. Le sourire de Sybille s'agrandit et prend une nuance à la provocation assumée. Il peut toujours fantasmer, cela n'ira guère plus loin. A l'instant où il s'eloigne d'elle, il a réagit avec la rapidité et la fourberie d'un scorpion. Il happe au vol son poignet qui s'éloigne de lui. Non sans avoir juste avant jaugé les reactions de sa cour. Qui ne manque pas de se gausser avec l'intelligence d'une huitre doublée d'une gauffre. Aucune des trois moules ne possède un iota d'initiative. C'est sans doute ce qui agace le plus la circée grecque, cet esprit bovin.

-Si j'avais vraiment envie d'un truc tordu, ca ferait longtemps que j'aurais couché avec toi. Et tu vois, le grand échalas sait parfaitement se servir de ses attributs naturels!

Elle ne laisse rien passer. Et si les accolytes apprécient la réplique de leur meneur, elle doute que celui ci goute franchement la réponse qui lui est faite. Non. En effet. Il est d'une force supérieure et elle ne tente pas de se dégager bêtement quand il ressert la main sur son poignet couvert de bracelets. Ce n'est pas encore le moment. Il la hausse sur la pointe des pieds et se fend encore d'une insulte matinée d'arrogance. Elle se fend d'un soupir lassé.

- Ca va, ton égo se porte bien? Tu arrives encore à passer par les portes? Ma réputation est très bien comme elle est, c'est gentil de t'en inquiéter! Si j'avais besoin qu'elle se ternisse, je viendrais te trouver.

Elle décide de prendre l'avantage en effectuant un mouvement tournant autour de la prise de son poignet, pour se tenir de manière momentanée contre lui. Elle incline la tête et le fusille du regard.

-Si c'est ta manière de m'inviter à danser au Bal, je crois qu'il te faut revoir un peu tes manières! Désolée, mon carnet de danse est déjà plein! Je me doute que ce soit douloureux, tout ces rateaux, au bout d'un moment!

Sybille reprend de la distance, ses méches giflent le visage de l'algérien alors qu'elle se dégage de sa prise d'un coup sec, en prenant appui sur le bras musculeux avec son autre main. Elle lui fait face, à quelques pas, croisant les bras sur sa poitrine. Okay. Sa langue de vipère n'a rien contre quelques passes d'armes avec lui. Tant que cela reste dans un certain cadre

Un sourire de crocodile aux lèvres de l’Algérien tandis que la belle se regimbe. Il cambre ses sourcils broussailleux et soupire de manière simiesque alors qu'elle prend bien évidemment le parti du braconnier, ce surprenant bourreau des cœurs... Yasir ne s'attendait pas à le trouver comme rival sur ces plates bandes la. Qu'ils se disputent la vedette dans les basses cours des butors de tous poils qui constituent les meutes d'apprentis, cela passe, mais qu'il le détrône auprès de la gente féminine... cela irrite la rate du matamore. Que Sibylle ait jeté son dévolu sur Yasha est un impénétrable mystère qui émoustille le monde des clabaudages. Yasir se fend d'un hoquet hilare, comme si en vantant les prouesses de son chat de gouttière, la bohémienne versait dans les œuvres caritatives.

- Allons allons ma jolie sirène... tempère t'il en hochant de la tête, dégoulinant de condescendance. Ta vie manque t-elle tant de substance ici bas pour justifier que tu brandisses cette cause perdue ? Ou est la Sibylle que je connais, épineuse et rebelle, indifférente aux sorts des crasseux ? Sibylle fière et mordante, hors de portées des gales des pouilleux ?

Dans son dos vrombissent des rires de gorges. Les bouches de ses consorts s'habillent de sourires accordeonnesques, qui vont grandissant à l'aune de la comédie. Cai s'est adossé contre le mur, l'air faussement ombrageux, observant les joutes en contre plongée. Ole a croisé les mains sur son buste velu, la gorge rejetée en arrière, comme éclaboussé d'hilarite. Hansel tape des mains suivant la scansion des répliques, ricanant à petites goulées. La bohémienne se dégage au moyen d'un mouvement sec que Yasir ne cherche pas à enrayer. Il la laisse reprendre du champ, l'air désole et impuissant.

- Mon ego ! Quel ego ? Je voulais juste t'offrir une occasion unique de redorer ton blason. Tout le monde parle dans ton dos, Pénélope! Et dans ce tout le monde, peu s'accordent à penser que ton affection pour la gueule en biais soit le fruit d'un élan véritable... Tu vois ce que je veux dire ? Qu'est ce que tu y gagnes ? Des faveurs, indirectement ? Tu me diras... tu serais loin d'être la seule à entrer dans ce jeu la... c'était des plus prévisible ! Qu'est ce qu'il préfère alors, Yasha ? Que tu joues les dompteuse de tigres ou les petites pudibondes ?

Un zeste acerbe sur le ton bon enfant de leurs railleries. Yasir n'hésite pas à relayer l'opinion publique au nez de la première concerne quitte à se prendre la foudre. Ainsi s'attirent-il la complaisance générale, et l'attention de quelques oreilles indiscrètes qui traînassaient encore dans le couloir. Apparemment, tous les coups bas justifient qu'il remporte la manche.

La rivalité entre Yasha et Yasir est épuisante pour ceux qui en sont les témoins, en dehors de la cour de la hyène algérienne. Ne peuvent ils pas se rendre compte, une bonne fois pour toute, qu’ils ont bien plus en commun que leurs mesquines différences? Il n’y a qu’à écouter leurs prénoms?! Mais Sybille se refuse à être le pont de conciliation entre les deux. Surtout lorsque Yasir adopte envers sa personne des airs de propriétaire qui n’ont aucun fondement. Et ce qu’elle peut faire avec le Tigre du Bengal ne regarde qu’elle.

Sa condescendance, elle va lui faire rentrer par les trous de nez. Mais pas tout de suite. Pour l’instant, elle lui prépare de ravissants sables mouvants dont il ne parait pas detecter l’existence. Jusqu’à la perche, le tronc d’arbre qu’il lui offre. Elle rit. Et comme ce rire est plein de cette insolence et indépendance dont il trouve qu’elle fait défaut. Le menton relevé, les poignets déliés, elle le dévisage de bas en haut alors qu’il s’enterre. -Ne suis je pas hors de ta portée, justement? Il me semble que j’incarne parfaitement ton Egérie!

Quelques sifflements et des ricanements vite étouffés proviennent de la galerie, mais elle sait que le coup vient de faire mouche. La Bohémienne tourne à demi la tête vers eux et les frôle de son regard, notant qu’il s’agit surtout des têtes habituelles. L’expression de Sybille devient goguenarde alors qu’elle se prépare à la riposte qui ne manquera pas. Il évoque sa réputation et les ragots qui courent. Son dos se raidit et ses prunelles perdent un peu de leur légèreté. Voilà que l’humeur des spectateurs virevolte à nouveaux en faveur de Yasir. -Tu veux dire que je devrais m’occuper de l’opinion des girouettes qui te sert d’entourage? Tu es sérieux? -Elle hausse les épaules, à la manière de ces femmes qui savent que d’un roulement de hanches ou d’un murmure suavement distillé, elles peuvent rallier à leurs causes ces indécis et ses bailleurs aux corneilles. Elle refuse de se donner cette peine.

Sybille, dans un froissement de ses jupons arc en ciel se rapproche à nouveau du géant qui la surplombe. Ses doigts de fées, lourds de ses bagues, poignets tintants de ses nombreux bracelets, elle remonte son bras jusqu’à souligner les muscles qui découpent ses biceps. Elle incline la tête en arrière, sourire d’ange à son visage, alors qu’elle se prépare à déverser son venin. Il ne faut pas chercher les vipères.
-Je comprends mieux que tu ais besoin de détails, tu en as besoin pour nourrir tes fantasmes en solo, c’est ca? Cela explique aussi ta carrure. Ton imagination te fait défaut? Ce n’est pas trop douloureux?


Déjà elle se détourne, savourant l’expression de son visage. D’un pianottement de doigt, dans l’air qui les sépare, une table aux ciselures soupoudrées d’argent se matérialise entre eux. De sa paume droite, elle se saisit d’un jeu de Tarot qui ne la quitte jamais, bien réel celui ci. Les lames dorées se retrouvent alignées, faces cachées sur le plateau d’un bois dont la solidité n’existe pas pour n’offrir que le dos à l’illustration mouvante. -Tire trois cartes, Yasir. Si tu veux cesser de jouer et si tu n’as pas peur. -Et le ton de voix de la jeune Circée a cesser tout boninment. Les Cartes n’ont rien d’un amusement pour elle.