I (6) - Le Loup et le Tigre.

Diane n'avait pas menti. Il le ferait convoquer. Le surlendemain même, alors que le Bengali s'étire inlassablement dans son pucier, bâillant à s'en décrocher la mâchoire, une jolie enveloppe estampillée du sceau royale attend tranquillement sur son chevet, au milieu des cadavres de bouteilles et de ses effets divers. Foudroyé par la surprise, le braconnier se lève en trombes. Ulcéré par l'idée d'une intrusion dans sa piaule. Il ne peut s'empêcher de jeter des regards mauvais autour de lui, grognant et ruminant, avant d'arracher l'enveloppe au monticule hétéroclite de ses affaires. Du papier de si fine qualité pour ces deux modiques tâches d'encre. Ils sont vraiment pas écolo, dans ce taudis.

"Minuit."

Le lieu ne figure plus depuis longtemps. Carigän ne se donne même plus la peine de signer, ni celle de faire de jolies phrases kilométriques. Et puis Minuit quoi. Ecrit de la sorte, de manière aussi solennelle... C'est cliché. Qu'est ce que ça le gonfle, cette manie qu'ont les vieux vampires de cultiver l'emphase...

Non sans marmoner dans sa barbe, Yasha se prépare tranquillement. Il a le temps. Enfilant un vieux marcel qui découvre ses flancs arides, un blue jean qui accuse quelques indécrottables auréoles d'huile de vidange, le braconnier avise une canette de bière, perforant le métal au moyen d'une canine pointue. On ne le croirait pas stressé. Sans doute l'ethanol baguenaudant dans ses veines, si épaisses qu'on croirait ces oléoducs parcourant les steppes de Russie.

Elle a tout rangé, la Néo'. Une vraie petite fée du logis. Sans porter offense au zeste de bordel auquel aspire son univers. Nickel. Casanier, Yasha campe dans sa cambuse pendant que la nuit s'épaissit. Et puis, aux alentours de onze heures, il quitte ses quartiers après avoir enfilé ces bonnes vieilles rangers militaires qui à force d'usure lui sont de véritables petites pantoufles. Etonamment, le voilà à raser les murs, à opter pour les coursives ombragées. Certes, cette étrange discrétion ne le dispense pas d'adresser quelques truculents bras d'honneurs à toutes les face de cul qu'il croise. Mais, mordant sur sa chique, il se refuse à ouvrir le débat, absorbé par la confrontation à venir.

Une demi heure après, il quitte l'enceinte du Bastion et chevauche une vieille Royale Enfield dont les pneus semblent à l'épreuve des steppes d'altitude qui environnent le domaine. Et il roule, sur les versants descendants, sur les mornes cailloutis, le longs de chemins traîtres qui serpentent dans les sapinières. Il finit par arriver en vue d'un vertigineux belvedère, vrai mirador donnant sur la vaste taïga, défraîchie par les semonces de l'hiver. Une silhouette, qu'on aurait cru jusque là une aspérité de la roche, finit par s'incarner sous ses yeux. Le dos de Carigän, assis les pieds dans l'abîme, apparaît. Il se ne retourne pas à son approche. Jamais. Mais Yasha sait qu'il a senti sa présence, ou seulement entendu le barouf de tous les diables que crachent les cylindrées de sa terrible bécane.

"Salut Patron." Lâche le braconnier, tout en repoussant ses grosses lunettes à coques.
"Bonsoir Yasha. Toujours le vertige ?"
"Euh... c'est pas que j'ai le vertige. C'est juste que je suis pas suicidaire. J'ai le choix de pas m'approcher de ce foutu gouffre. Je m'approche pas de ce foutu gouffre."

Enfin, Carigän se fend d'une oeillade pour son disciple. Bien en retrait, Yasha se tient immobile, les bras croisés rigoureusement sur son poitrail creux, raide comme la justice.

"Même si tu chutais de cent mètres, tu ne mourrais pas. Tu finirais juste en charpies, et alors tu découvrirais les merveilles de la nature vampirique qui te reconstituerait, petit bout par petit bout."
"Génial." Beugle le braconnier, singeant la motivation au moyen d'un timbre faussement enjoué. "C'est bizarre, mais je me sens toujours pas hyper motivé."
"C'est une expérience à vivre." Rétorque le Roi Illusionniste avec le plus grand sérieux. Et puis, comme frappé d'un éclat de génie, il semble se souvenir brusquement de la nature de son apprenti et accroche plus impérieusement son regard. "C'est comme te faire dépuceller. Ou te prendre ta première cuite. Est-ce que tu saisis ?"
A Yasha de se gratter gauchement l'arrière du crâne, les lèvres tordues par un rictus approximatif, ce qui renforce les lignes disgracieuses de son visage. "Euh... J'crois que j'en suis encore aux couches pleines de merde, Patron. On va pas griller les étapes, d'accord ?"

Un silence, comme Yasha les exècre. Il sait que Carigän peut choisir de prendre la mouche, comme de passer outre. Que cela se joue à son humeur du jour, aux performances de Syhia -ou de Diane, why not ?- et à l'alignement des planètes. En l'occurence, le rire sombre qui s'écoule aux lèvres du Roi Illusionniste lui ôte un sacré poids. Pour l'instant, tout est sous contrôle.

"Tu voulais me voir ?" Ajoute Carigän, plongeant de nouveau dans la contemplation du paysage dévasté.
"Mouais. J'ai ramené des bières ! Et pas de la lavasse. Ca te tente ?
- Oh, alors le sujet doit être particulièrement sensible." Murmure le Roi en apparté, son regard suivant les cratères caillouteux et les forêts clairsemées. Déglutissant bruyamment sa salive, le Bengali prend sur lui et esquisse un pas vers le précipice. S'assoie à même le sol. Puis traîne son derche dans la poussière, jusqu'à arriver à hauteur de son Roi. Un effort subliminal, dont il n'attend pas moins qu'il contribue à instaurer un climat serein.
"Ouais. Bon?"
"Ca me tente."

Yasha tend une canette que Carigän inspecte longuement avant de la dégoupiller. Vraiment pas un millésime, mais pas non plus les binouses éventées qui ont art de remplir le fourbi du braconnier. Lequel déglutit bruyamment deux gorgées, en quête d'inspiration, se sentant marcher sur des oeufs.

"Ca va mieux, depuis la dernière fois ? Parce que t'étais va-chement en pétard, quand même." Articule t-il cahin caha.
- Vachement-en-pétard.
- Ouais. Très en colère.
- Tu t'en soucies vraiment, ou tu tâtes le terrain ?
- Bordel, t'es obligé de toujours répondre à mes questions par d'autres questions ? Ouais, j'me soucie de ta petite vie. J'm'habitue à ta gueule. Terrible hein ?
- Je vais bien, Yasha. C'est oublié. Et toi ? C'est oublié ?
- Euh... honnêtement, pour que j'oublie ça, faudrait me foutre des sangsues dans les oreilles pour qu'elles me récurent le cerveau, Carigän.
- Cela peut s'arranger. Tu es encore trop fragile."
Le Braconnier lâche un soupir sonore et exaspéré, se tournant plus franchement vers son maître, ses mains brassant du vent en gestes explicites.
"J'suis pas fragile ! Des fiotes t'en as toute une tripotée parmi tes bons et loyaux sujets tirés à quatre épingles. Mais pas moi ! Certainement pas moi !
- Je n'ai pas dit que tu étais une fiote, Yasha. Tu es fragile. Tu es sensible. Tu t'inquiètes pour tes amis. Tu te soucies de leur sort au point de vouloir intercéder en leur faveur. Tu es incapable de rester les bras croisés en restant concentré sur Ta destinée. Tu n'es pas assez égoïste. Pas assez personnel. Tu abrites en ta chambre, peut-être la seule chose qui t'appartienne en ce bas monde, une petite Néonate infortunée avec laquelle le destin joue, et que tu ne connais ni d'Eve ni d'Adam, alors que des dizaines de fiottes l'auraient laissé livrée à elle-même.
- C'est pas être sensible, ça ! C'est être vaguement sympa." Se dédouane de mauvaise grâce le Bengali, arborant un air grincheux.
"C'est pareil. Abrège le roi Illusionniste, et nulle émotion ne parvient à accrocher la surface plane de son visage.
- J'suis pas du tout d'acc...
- C'est pareil. Tranche t-il, et des notes silex habitent sa voix. Le Braconier se ravise, engloutissant une nouvelle lampée ambrée pour mieux faire passer la pillule.
- Okay... d'accord. Si tu l'avais proprement jetée du royaume comme l'aurait fait n'importe quel tyran insensible, j'aurais pas eu à l'héberger, cela dit."
Un soupir las roule aux lèvres du roi Illusionniste. Il prend un air dépité, comme si un gamin lui rebattait les oreilles avec des sornettes. Moralisateur usé, il répète au gamin turbulent sur le ton d'une récitation :
- Un Roi ne traite pas ainsi ceux qui lui ont rendu service. Mais ça, tu es à des lieues de le concevoir."
Yasha choisit déliberemment de ne pas intercepter le sous-entendu. Préférant rebondir sur sa curiosité naturelle. Bien sûr, qu'il a entendu les rumeurs.
"C'est vrai alors, ce qu'on raconte ? Ton petit frère est revenu ?
- Oui.
- Et alors ?
- Ne le croise pas. Il ne ferait qu'une bouchée d'un esprit comme le tien. Un ravissant terrain de jeux." Elude Carigän, tendant un sourire épuré à Yasha, qui accentue la menace sous-jacente. Ecarquillant brièvement les yeux, le Tigre achève de siffler sa binouse et pose la canette derrière lui, cherchant l'inspiration.
"Okay... Bon même si c'est le dernier des connards, c'est cool que tu l'aies retrouvé hein. Vraiment.
- Oui. Merci." Concède Carigän, sentant l'authenticité de son apprenti, mais peu enclin à tergiverser à propos. "Viens en au fait, Yasha. Je te sens tendu. Qu'est ce que tu voulais ?
Nerveux, Yasha s'allume un cigarillo.
"Ouais, bon... C'est toujours par rapport à cette sale histoire. Tu dis que c'est oublié, c'est cool. Mais Tsagaan avait l'air vachement en pétard que mes potes et moi, on ait un peu négligé notre mission dans les cachots... J'aimerais savoir... On est sensé passer aux fers ? Vous en avez discuté ?
- Tu es Néonate. Tu n'as aucune responsabilité dans l'affaire.
- Ouais, ça d'accord... Mais j'm'en branle, Carigän, de ma p'tite pomme, et profond. Et puis j'ai une fierté, hein, j'suis un bonhomme. Pas un gniard qu'on trimballe à la fête forraine. Moi aussi, j'ai merdé... et franchement, je l'aurais mauvaise qu'on porte le chapeau à ma place. Franchement ce soir là, j'étais mal luné et avec du recul, je me fouterais des tartes à moi-même tellement que...
- Tu veux protéger Anisim Jaaden ?" Le coupe Carigän, sans pour autant lui adresser un regard. Une seconde de silence. Yasha mord sur sa chique.
"Euh. Pas protéger. Il a pas besoin que je le protège. Juste rétablir les faits. Assumer mes conneries. Franchement j'aurais trop les boules qu'il trinque en mon nom alors que j'ai pas été foutu de fermer ma grande gueule pendant la descente aux cachots. J'suis sûr qu'il s'est tapé une putain de migraine à m'écouter râler tout le long... je sais même pas comment il a fait pour pas me butter.
- Je suis sûr que tu es plein de ressources quand il s'agit de te faire pardonner. Surtout avec Anisim Jaaden." Articule le roi Illusionniste d'une voix glissante, coulant un regard oblique des plus pervers au Braconnier, lequel commence doucement à perdre patience.
"Woh ! Je suis sérieux, Carigän ! J'en ai ras le cul de passer pour un gosse irresponsable !
- C'est ce que tu es, pourtant. Non ? Tu sais combien de fois j'ai mouillé ma chemise pour toi ? Combien d'offenses à Maître Zhèng, à Maître d'Estrée ? Combien de rixes qui éclatent dans les corridors du Bastion sous le seul motif que tu t'es levé du pied gauche ? Combien d'apprentis que tu fracasses et insultes, parce que tu as les couilles à l'envers ? Est-ce que tu crois que ça me distraie, de plaider ta cause ? Est-ce que tu crois que j'ai vocation à adoucir la grogne de mes Maîtres ? Bien sûr, que tu es parfaitement irresponsable. Passe encore aujourd'hui, car tu es un Néonate arriéré et paumé. Passe encore aujourd'hui, car mes Maîtres s'imaginent que tu es une de mes lubies, un bouffon, et que cela me passera. Mais demain, Yasha ? Tu avais l'occasion de les prendre, tes responsabilités. Dans les cachots. Pas ici et maintenant, à me demander que j'arrange – encore – les choses. Ne me demande surtout pas t'épargner tes petits copains. Sauf si tu escomptes à expérimenter mes Limites."